Villes “intelligentes” et cités du bien vivre*
Pour l’instant, quand on évoque cette affaire des “smart cities”, on pense aux grandes villes. C’est déjà une première question ; qu’en est-il des petites villes ? Ont-elles le droit d’être intelligentes ? Et nos cités du bien-vivre dans cette affaire ?
Ensuite, quand on parle de smart cities, le mot intelligent pose problème : ce sont les hommes qui sont intelligents, pas les viilles ou alors il faut prendre la ville comme un corps social qui est plus que le somme de ses maisons, de ses rues, de ses zones, de ses réseaux. Enfin la traduction de smart en “intelligent” fait débat : dans l’éditorial qui soit, les rédacteurs proposent “futé” ou “agile”. C’est déjà plus modeste, mais cela ne fait pas l’économie de “quoi et qui sont intelligents”.
Le dossier de la revue Urbanisme montre l’implication des grandes société dans les grandes villes pour promouvoir toujours plus de technologie. Mais Emmanuel Eveno et Jean-Michel Mestres insistent aussi sur le rôle des habitants, ce qui nous remplit d’aise… Nous avons mis en évidence dans le texte qui suit ce paragraphe qui parle des gens et non pas uniquement des ordinateurs, des capteurs, des caméras qui trufferaient la ville intelligente.
Est-ce que la smart city est forcément une grande ville ? Peut-on faire se rencontrer le meilleur de la technologie et le meileur de la vie sociale, humaine ? Le piège serait de penser que la technique fait faire l’économie de l’échange ? Que le forum sur la toile permettrait de faire débat et de remplacer les commissions, les réunions d’associations?
Il y a certainement beaucoup à gagner à utiliser des techniques qui suppriment des corvées, qui facilitent la vie ; relever les compteurs, faire du co-voiturage, faire le tam-tam de l’appariteur qui informe de tout ce qui se passe dans la commune. Mais aussi se souvenir que tout le monde n’a pas les mêmes appétences pour la technique, que tout le monde n’est pas câblé, branché.
Installer une technologie est affaire d’opportunité et de volonté (à condition que le coût soit supportable) ; mais il faudrait réfléchir sur cette rencontre entre cité du bien vivre et smart city. Voir les exemples, échanger sur les bonnes pratiques : c’est le rôle du réseau. Installer un technologie est relativement aisé ; mais la technologie la plus difficile à implanter, c’est la volonté de faire différemment, de rompre avec des pratiques surannées pour adopter des fonctionnements renouvelés. Finalement la ville agile, fûtée passe par des hommes agiles, fûtés, ouverts. Dans le mot “intelligence”, retrouvons l’étymologie* : l’intelligence, c’est que qui relie les hommes.
* du latin intelligentia, « faculté de percevoir », « compréhension », « intelligence », dérivé de intellĕgĕre (« discerner », « saisir », « comprendre »), composé du préfixe inter- (« entre ») et du verbe lĕgĕre (« cueillir », « choisir », « lire »). Aussi, étymologiquement, l’intelligence consiste à faire un choix, une sélection.
* article repris du site de Saint-Antonin-Noble-Val “www.cotenobleval.org”
On ne le dira jamais assez, l’intelligence des villes, celle que l’on peut en tout cas percevoir dans leur capacité propre à se renouveler et à se réinventer en permanence sous l’interaction de leurs parties prenantes, a peu à voir avec la smart city. Cette cité futée, dont on ne sait pas encore si elle relève d’un coup de marketing génial ou si elle annonce une utopie mobilisatrice, comme l’avance Gabriel Dupuy, s’efforce plus trivialement et très rationnellement d’optimiser son fonctionnement, de mobiliser les nouvelles technologies pour simplifier la vie des habitants, de faciliter la concertation et la participation, de rendre les immeubles (bureaux, logements, commerces) plus vertueux dans leur impact environnemental, les systèmes de mobilité moins consommateurs en énergie et en temps…
Cette smart city est la dernière-née des nombreuses expressions qui ont surgi dans l’histoire pour qualifier la relation complexe qu’entretiennent les villes et les technologies de l’information et de la communication. Alors que les villes numériques, au moins en France, ont été portées par les acteurs locaux, la ville intelligente est d’abord le fait d’acteurs industriels majeurs : opérateurs et équipementiers de télécommunications, constructeurs informatiques, intégrateurs de systèmes d’information, opérateurs de réseaux électriques, distributeurs d’énergie, entreprises de travaux publics, promoteurs immobiliers, entreprises de transport… Le marché des technologies, qui sous-tendent les projets de villes intelligentes, est il est vrai estimé à 39 milliards de dollars en 2016 contre 10 en 2010 1/. À voir la multiplication des annonces et des événements organisés autour de ces enjeux, on prend la mesure de l’accélération en cours. Les dernières rencontres en date, Innovative City à Nice et celle de Santander organisée sous l’égide des Nations Unies, en sont les meilleurs témoins.
La ville s’équipe donc de plates-formes techniques truffées de capteurs disséminés dans l’espace urbain pour engranger de la donnée, gérer automatiquement ou améliorer la gestion d’un nombre toujours plus élevé de problèmes, en lien avec la croissance urbaine, l’augmentation de la population, son extension dans l’espace, l’émergence de nouveaux besoins, l’intégration de nouvelles échelles d’interaction. Une rationalité qui rassure certains, en inquiète d’autres, pose de nombreuses questions et doit être interrogée sous différents prismes.
Que disent les industriels ? Comment les collectivités locales s’approprient-elles ces technologies ? Il est important de les écouter autant que de lire les analyses proposées par les chercheurs. Peut-on, en confrontant les uns aux autres, appréhender ce qui se joue derrière ce mot-valise de smart city ? Quelles avancées peut-elle représenter ? Quelle surveillance sociale met-elle en place en contrepartie ? Quelles nouvelles fractures peut-elle susciter ? Quelles formes de dépendance, certains disent de soumission, à la technologie installe-t-elle ? Pourra-t-on demain échapper à cette « intelligence » des réseaux ?
Réduire la ville intelligente à la rencontre d’industriels et des pouvoirs locaux serait pourtant caricatural. Dans cette mutation vers une ville plus « agile », les citoyens ont aussi leur mot à dire. Pas seulement dans les formes renouvelées de la concertation mais aussi parce que les habitants ne sont pas les derniers à inventer, en dehors des propositions officielles, d’autres manières de vivre en ville, privilégiant par exemple des formes inédites de partage (de voiture ou d’appartement) ou d’économie circulaire ou collaborative qui dessinent d’autres configurations de la ville intelligente.
Pour appréhender cette smart city dans sa complexité, il faut encore la situer dans la continuité d’une histoire marquée par l’arrivée de l’ordinateur. Dans la France des années 1960, l’informatique urbaine avait en effet été perçue comme un enjeu fondamental de l’administration des grandes villes, pratiquement une expérience de décentralisation avant la loi.
Les « villes numériques » sont contemporaines de l’irruption d’Internet dans le paysage européen. Les villes intelligentes, elles, sont à la croisée entre le développement des TIC dans la ville et l’affirmation d’un nouveau paradigme du développement, celui qui porte sur le principe de durabilité… Comprendre ces enchaînements, c’est ne pas céder à l’injonction du moment.
Rappelons enfin que cette ville intelligente est d’abord une ville expérimentale. Les quartiers « intelligents » n’en sont bien souvent qu’au stade des démonstrateurs. Il reste beaucoup d’inconnues à lever avant de répliquer les réussites et de passer à une échelle plus grande. Malgré les promesses de ses thuriféraires, la smart city est lente à sortir de terre.
Emmanuel Eveno et Jean-Michel Mestres