Tribune parue dans Libération : Harmut Rosa : à propos de l’accélération

La logique d’escalade de la modernité

Hartmut ROSA Sociologue et philosophe, université Friedrich-Schiller à Iéna (Allemagne)

TRIBUNE

Les débats au sujet des critères définissant la modernité sont aussi anciens que les sciences sociales. J’aimerais, à ce sujet, proposer la très modeste définition suivante : Une société est moderne lorsqu’elle se trouve dans un mode de stabilisation dynamique, c’est-à-dire lorsqu’elle est en demande systématique de croissance, d’innovation et d’accélération – en d’autres termes : de la mobilisation perpétuelle des univers matériel, social et intellectuel – pour sa reproduction structurelle.

Ce besoin systématique de croître, d’accélérer et d’innover (en augmentant sans cesse le rythme de l’innovation), nécessaire à l’entretien des structures et au maintien du statu quo socio-économique, est le plus aisément observable au sein des économies capitalistes. Sans cette escalade constante, les emplois se raréfient, les sociétés déposent leur bilan, les revenus des impôts baissent, tandis que les dépenses d’aide sociale augmentent, que les Etats font faillite et que la légitimation du système politique est entamée. Il est évident que le capitalisme est lié, de manière centrale, à cette logique d’augmentation : aucune forme connue de capitalisme n’a pu fonctionner sans elle. Au fond, cela pourrait être tout simplement dû à la logique simple qui fait de l’argent – des biens matériels – le moteur de la mobilisation sociale et matérielle et de l’escalade économique. Cependant, la logique de la stabilisation dynamique exerce aussi son influence dans d’autres segments de la société, par exemple, dans la reproduction scientifique, qui repose sur la production de nouveauté et d’accroissement de la connaissance (deux notions qui en ont remplacé une ancienne, celle de la connaissance comme chose précieuse qui doit être préservée et transmise d’une génération à l’autre), dans la reproduction artistique, qui vit d’innovation et d’accroissement (notions ayant remplacé l’ancien idéal d’imitation), mais aussi dans la logique de la démocratie moderne et de sa législation (le «droit» considéré comme devant être dynamiquement recréé de manière permanente).

Dans tous ces cas, la société ne vise plus à la préservation de ce qui est donné, ou à la réalisation d’un but «statique» quelconque, mais bien à sa mobilisation et à sa transgression constantes, de telle sorte que les arts, les sciences, l’économie, etc. ne pourraient plus exister sans elles. La mobilisation permanente et transgressive est ainsi la caractéristique qui définit tous les aspects de la modernité. En somme, on peut l’appeler la logique d’escalade de la modernité. Elle requiert, obligatoirement, la mobilisation incessante de toutes les énergies matérielles, sociopolitiques et psychiques afin de préserver ses structures mêmes et le statu quo socio-économique. Cependant, il n’est pas besoin de faire preuve d’ingénuité pour comprendre que ce mode de stabilisation dynamique crée ses propres tendances déstabilisantes, de manière toujours plus croissante.

Le problème de base que pose la dynamisation, ou la mobilisation endémique soumise au principe de l’escalade, est celui-ci : les systèmes où les acteurs les plus rapides exercent une pression systématique sur les plus lents – ce qui crée un risque de désynchronisation au niveau des «interfaces». Dès lors que se produit une jonction temporelle ou un «point de contact» entre deux systèmes, acteurs ou processus, et que l’un des deux accélère, l’autre semble devenir trop lent, il fait figure de cassure ou d’obstacle, et la synchronisation en pâtit. C’est ainsi que la désynchronisation se retrouve au cœur des quatre crises majeures ayant marqué les sociétés de la modernité tardive au XXIe siècle.

L’éco-crise.

Tous les aspects de ce que nous appelons la «crise écologique» peuvent être réinterprétés sous le prisme de la désynchronisation. Ainsi, le fait que nous abattions des arbres et pêchions des poissons n’est pas un problème en soi – mais que nous les abattions dans la forêt tropicale et que nous pratiquions la surpêche, c’est-à-dire une pêche trop rapide pour que les poissons aient le temps de se reproduire, réside le problème. Evidemment, la divergence augmente encore plus si l’on examine le rythme auquel nous épuisons les énergies fossiles (pétrole, charbon) et le temps nécessaire à leur renouvellement naturel. De façon similaire, certaines substances sont considérées «polluantes» parce que nous les émettons à des vitesses supérieures à celle que suit la nature pour les dégrader. En fin de compte, même le problème du «réchauffement climatique» peut être vu comme une forme de désynchronisation physique et matérielle : réchauffer l’atmosphère signifie littéralement accélérer le mouvement des molécules de l’air ; ainsi, la chaleur physique dégagée par l’accélération technologique sur Terre mène à une accélération atmosphérique dans les airs.

La crise démocratique.

Hélas, la vitesse de la vie socio-économique n’est pas seulement trop élevée pour notre environnement naturel, elle crée aussi des problèmes pour les sphères plus lentes de la société. La faiblesse actuelle de la démocratie occidentale provient du fait que les processus démocratiques de formation de la volonté, de prise de décision et d’exécution, par leur nature même, sont inévitablement chronophages. En fait, plus la société devient pluraliste et postconventionnelle, plus ses réseaux, ses chaînes de transaction, ses contextes d’action et de décision deviennent complexes, et plus la démocratie agit lentement. Ainsi, tandis que la vitesse de la vie culturelle et économique, comme celle de l’évolution technologique, augmente, le rythme de la démocratie, lui, ralentit – d’où nous pouvons observer une extension effrayante de la désynchronisation entre la politique et les systèmes sociaux qu’elle tente de contrôler ou de diriger. La démocratie, comme l’environnement, est victime de l’hypermobilisation moderne tardive ; tous deux sont incapables d’aller assez vite.

La crise financière.

La désynchronisation touche encore d’autres domaines. Même après deux cents ans d’accélération technologique, produire des voitures ou des maisons est un processus chronophage, tout comme, jusqu’à un certain point en tout cas, la production (et la création) de vêtements ou d’ordinateurs. En outre, ce n’est pas uniquement la production, mais également la consommation de ces biens matériels qui est chronophage. Quand on la compare au prix effectivement payé, on s’aperçoit qu’il faut énormément de temps pour réellement «consommer», c’est-à-dire lire, un livre, pour ne donner qu’un seul exemple – et le ratio, en ce qui concerne les biens de consommation mentionnés plus haut, n’est pas bien meilleur. Mais le besoin de mobilisation et d’augmentation du chiffre d’affaires dans les marchés concurrentiels mondiaux est insatiable. Il n’est donc pas du tout surprenant que l’économie financière ait découvert des manières de dynamiser les flux de capitaux et la création de profits, bien au-delà de ces limites de vitesse matérielles : en achetant et en vendant des «produits financiers», et ainsi en «virtualisant» la production et la consommation, le processus de transformation a pu être accéléré jusqu’à atteindre presque la vitesse de la lumière. Hélas, cela n’a pu que provoquer une grave désynchronisation entre les marchés financiers et l’économie «réelle» ou matérielle, jusqu’à un stade où ces deux entités n’ont plus que très peu de connexions entre elles. La resynchronisation semble inévitable de l’avis même des économistes, mais elle a un prix élevé : évidemment, l’économie mondiale cherche toujours un équilibre temporel entre non seulement l’industrie de la finance, d’un côté, et les «industries réelles», de l’autre, mais également entre les marchés, d’une part, et les gouvernements ou la politique, d’autre part. Et il se pourrait bien qu’une telle resynchronisation ne soit possible qu’au prix d’un ralentissement significatif de l’économie (financière).

La psycho-crise.

Si ce mode de stabilisation dynamique implique la mobilisation incessante du monde matériel, social et culturel, il n’y a aucune raison pour que les structures de la psyché individuelle (et du corps), ainsi que la personnalité du sujet humain, soient laissées intactes. Ainsi, la question émerge : quelle vitesse et quelle quantité de mobilité les individus sont-ils prêts à encaisser avant de craquer ? Là encore, de fait, les indices de formes pathologiques de désynchronisation paraissent accablants. En fait, la plupart des formes d’«amélioration de l’humain» ont quelque chose à voir avec l’augmentation de la vitesse du corps et de l’esprit humains – de la réparation des «attardés» aux fantasmes transhumanistes de réconciliation de la vitesse technologique avec celle des acteurs sociaux. Mais, avant que ces formes nouvelles connaissent le succès, apparaissent de plus en plus de signes alarmants de désynchronisation pathologique, en particulier le burn-out et la dépression. En fait, même l’OMS admet aujourd’hui que – avec d’autres réactions pathologiques au stress, comme les troubles de l’alimentation ou du sommeil, ou les anxiétés chroniques – la dépression et le burn-out sont les problèmes de santé qui se développent le plus vite à l’échelle mondiale. L’un des traits les plus frappants de ces deux affections est le manque absolu de dynamique qui les caractérise : pour ceux qui tombent dans le piège, le temps semble s’arrêter et le monde et/ou le moi semblent «gelés», vides de mouvement et de signification. Cela a conduit les chercheurs à supposer que la dépression était la réaction au stress d’une psyché désynchronisée face aux exigences de mobilisation de la vie moderne. Si quelque chose est susceptible de mettre fin à ce régime moderne de mobilisation toujours plus forte, c’est sans doute davantage cet épuisement de l’énergie psychique que celui de l’énergie fossile – cette dernière peut être remplacée, mais pas la première.


Traduit de l’allemand par Thomas Chaumont.

Dernier ouvrage paru en France : «Accélération : une critique sociale du temps», La Découverte, 2013.

Harmut Rosa participe, ce vendredi, à un débat sur la Fin des sociétés mobiles ? organisé par le festival Mode d’emploi à Lyon. A 19 h 30, à l’Hôtel de région.

Hartmut ROSA Sociologue et philosophe, université Friedrich-Schiller à Iéna (Allemagne)